Il était dix heures passés de quelques minutes quand Lila mit le pied dehors, ce jour-là. Le soleil, qui réchauffait agréablement sa peau, était déjà haut dans le ciel bleu, à peine perturbé par quelques nuages. La journée allait être belle et elle allait pouvoir en profiter. Parfois, elle rageait de travailler principalement le soir, ne pouvant bénéficier comme elle le souhaitait de soirées entre amis. Mais c’était la contrepartie de pouvoir être libre de ses journées, se rappela-t-elle. Alors elle ne se plaignait pas. Enfin pas trop en tout cas. Lila vérifia dans son sac qu’elle n’avait rien oublié – smartphone, un peu d’argent, maquillage. Elle avait rendez-vous avec une amie dans le Queens, autrement dit, à l’autre bout du monde pour Lila, et elle était déjà en retard. Elle ne s’en inquiétait pas trop – elle ne s’inquiétait jamais de rien, semblait-il – et au pire, son amie l’attendrait. Était-ce vraiment si grave ? Lila s’apprêtait donc à prendre la direction de la station de métro la plus proche. Tout occupée qu’elle était à se dire qu’il serait peut-être temps de payer le loyer (oh, juste trois semaines de retard, après tout…), elle n’aperçut pas tout de suite l’homme qui se tenait lui aussi devant l’immeuble. Lila se mit à l’observer. Grand et brun, elle était certaine de l’avoir déjà rencontré. Sans doute habitait-il dans le coin. Non, non, c’était autre chose. Elle l’avait vu ailleurs. Ah oui, maintenant qu’elle y pensait, elle était certaine de l’avoir déjà vu au Broadway Theatre où elle accueillait les clients. Lila, qui avait déjà totalement oublié son amie, le fixait maintenant sans détours. On prenait souvent Miss Winckler pour une écervelée, la tête la plupart du temps dans la lune, et pourtant, quand elle avait une idée en tête, elle ne la lâchait pas. Parce qu’elle savait qu’il n’était pas qu’un simple quidam. Bon sang, où l’avait-elle déjà vu ?

Le kiosque à journaux de l’autre côté de la rue, sur lequel était accrochée la dernière couverture de Vogue, lui donna l’illumination. Mais oui ! Elle qui lisait religieusement chaque mois le magazine et bavait sur les tenues toutes plus belles que les autres, comment ne l’avait-elle pas reconnu ? Un des stylistes de Vogue, là, sous son nez ! Bon, Lila ne pouvait pas rester là sans rien faire, il fallait ab-so-lu-ment qu’elle l’aborde. Elle n’hésita qu’une seconde. « Hey, vous ! » D’accord, ce n’était pas la meilleure façon d’accoster un inconnu. Mais franchement, Lila se fichait pas mal des conventions. Elle se fichait pas mal de beaucoup de choses d’ailleurs. Tout sourire, elle s’approcha du styliste tout en essayant mentalement de se rappeler son nom.

Ariel n'était pas du genre à se lever tôt pour aller travailler, et il savait que cela n'aurait aucune conséquence aujourd'hui. Et même si tout le monde était à cran à propos de l'édition de septembre, il avait pris l'avance nécessaire pour pouvoir paresser dans son lit quelques minutes de plus. Puis, comme un rituel, il se levait, allait faire chauffer du lait au micro-onde, mettait une grande quantité de Nesquik dans sa tasse et retournait auprès de sa table à dessin pour griffonner ses idées nocturnes uniquement habillé d'un drap - l'heure de la douche venait plus tard. Il se préparait ensuite de manière chaotique mais toujours exceptionnellement bien accordée, ayant auparavant nettoyer grossièrement le chocolat qui avait envahi le sol lorsqu'il avait fait tomber sa tasse par terre. C'était ainsi que chaque matin, en retard, il se retrouvait à attendre un taxi à dix heures passées devant son immeuble, son sac en cuir et quelques dossiers sous le bras.

Le jeune homme aillait sans grand succès les taxis qui lui passaient devant le nez. Il n’avait pas encore enclenché le mode «new-yorkais» et il était vrai qu’à Paris, il avait une certaine affection pour le métro. Désespéré, il soufflait son mécontentement pour ne pas sortir son catalogue d’insulte multilingue. Dans ses cas-là, on observe les environs, pour voir si l’on pourrait trouver de l’aide, mais surtout si l’on ne passe pas pour un c*n. Un trafic habituel de zombies-moutons new-yorkais sur les trottoirs, aucun ne s’étant aperçu qu’un disciple de Karl Lagerfeld était en train de galèrer avec les traditionnels véhicules jaunes. C’était sans compter sur une voix qui s’éleva derrière lui. - Hey, vous ! Ariel n’avait pas pour habitude de se faire vouvoyer et c’est pour cela qu’il ne se retourna pas derechef. C’est quand il vit une jeune fille s’approcher de lui qu’il comprit que cela lui était peut-être destiné. Il regarda tout de même autours de lui pour voir si il ne s’était pas trompé sur le destinataire. Non, c’était bien vers lui que ses yeux et ses pas se dirigeaient.  Il sourit à la jeune fille, même si il ne savait pas du tout ce qu’elle pouvait lui vouloir.